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11 octobre 2013 5 11 /10 /octobre /2013 06:36

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Elle est grande et brune au teint mat. Son visage empreint de mélancolie est rarement éclairé d'un sourire. Victime, comme beaucoup d'américains en ce début de millénaire, de la crise économique et des mutations ultrarapides de la vie moderne, elle a perdu travail et logement. Que faire? Comment garder l'estime de soi et des autres? L'incompréhension des proches, les conseils maladroits de ceux qui ne sont pas au fait de la situation, les reproches répétés finissent vite par dégénérer et par pousser au découragement. Brouillée avec sa famille, avec ce qui lui reste d'économies elle prend un jour un billet pour Paris. Et la voilà qui, munie d'un simple sac de voyage, "s'installe" à Roissy, dormant dans des recoins peu fréquentés et changeant fréquemment de "lieu de vie" pour ne pas se faire trop remarquer.

Avec moi, elle ne prétend parler que l'anglais, tandis qu'avec d'autres, elle essaie son français un peu rudimentaire. Nos conversations ne vont jamais très loin. Il est clair qu'elle ne fait confiance à personne. Quand, un jour, je lui demande son nom: "Appelez-moi Cléopâtre", me répond-elle. Et c'est ainsi que je m'adresserai à elle pendant ses quelques années de séjour sur la plateforme de CDG.

Souvent, en arrivant le matin, je la trouve endormie, recroquevillée derrière la porte d'une des synagogues de l'aéroport. "Je suis d'origine juive", me dit-elle un jour, tout en refusant que je contacte un des rabbins pour elle. "Et ça me sécurise de dormir dans la maison de Dieu. Là, j'ai l'impression d'être protégée."

Comme elle reste discrète, qu'elle ne gêne personne, et qu'elle essaie tant bien que mal de rester propre, quelques âmes charitables habituées de la plateforme lui glissent au passage une petite pièce ou un morceau de pain. Elle survit ainsi tant bien que mal pendant plusieurs années. "Ce qui est le plus dur", me dit-elle un jour, "ce sont les tentatives d'agression d'autres SDF ou d'hommes de passage. Quand on est une femme en situation de précarité, ils se croient tout permis. Et il me faut être sur le qui-vive en permanence. C'est usant, à force..."

Les mois passant, le visage de Cléopâtre se creuse, ses cheveux se teintent de gris à tel point qu'elle n'enlève plus le bonnet de laine qui les dissimule. Elle a de plus en plus de mal à se tenir aux règles d'hygiène les plus élémentaires qu'elle s'était fixées. Sa démarche se ralentit, et la lassitude qu'elle a accumulée aux cours de ses mois d'errance se fait plus prégnante. Malgré tout, elle refuse toujours obstinément l'aide que lui offrent les services sociaux présents sur la plateforme.

Un jour de grosse déprime, elle m'avoue, presqu'à son corps défendant, qu'elle veut trouver un moyen de sortir de là au plus vite... Quelques temps plus tard, je la croise au détour d'une coursive. Elle est vêtue de frais, arbore une nouvelle coupe de cheveux et semble avoir retrouvé toute son énergie perdue. Avec son sac de voyage flambant neuf, elle ne diffère en rien des passagers de l'aéroport qui arpentent les lieux. Une brève salutation, et la voilà qui disparaît à tout jamais...

Comme "Cléopâtre", de nombreux naufragés de l'existence atterrissent ainsi régulièrement à Roissy et y "vivent" pendant un temps plus ou moins long. Certains trouvent un moyen de s'en sortir s'ils acceptent la perche qui leur est tendue par les services sociaux, d'autres y restent indéfiniment et déclinent à vue d'oeil, tandis que passent à côté d'eux, sans un regard, et sans s'arrêter, passagers moyens et voyageurs fortunés aux bras alourdis par des sacs de grands couturiers ou de parfumeurs réputés... contraste flagrant et témoignage vivant de la profonde fracture qui mine nos sociétés modernes...

                                                                                                                                                            Anniel Hatton

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Published by Aumônerie protestante des aéroports - dans La vie des aumôneries